La vue

L'oeil du maître engraisse le cheval



Sommaire. - Un oeil vaut mieux que deux yeux. - La réponse du Persan. - Maison « trop lourde ». - Le serviteur nègre et le domestique blanc. - Je l'ai chassé !

« Si vous voulez faire votre affaire, dit Franklin1, allez-y vous-même ; si vous voulez qu'elle ne soit pas faite, envoyez-y. Le laboureur qui veut s'enrichir doit conduire lui-même sa charrue. » Et il conclut : « Ce sont les yeux des autres qui nous ruinent. »

Franklin était homme d'expérience et de bon conseil ; il entendait par là qu'il faut s'en rapporter à soi-même et à ses propres yeux pour surveiller ses affaires et ses gens.

Quelque bonne volonté que l'on trouve en ses serviteurs, quelle que soit leur capacité, il est bien rare qu'ils prennent nos intérêts comme nous-mêmes et que leurs yeux soient aussi attentifs que notre oeil sur ce qui nous appartient.

Notre erreur est extrême
De nous attendre à d'autres gens que nous.
Il n'est meilleur ami ni parent que soi-même2.

On demandait à un Persan ce qui engraissait le plus un cheval. « L'oeil du maître », répondit-il sans hésiter.

Phèdre sur ce sujet dit fort élégamment :
Il n'est pour voir que l'oeil du maître3.

La surveillance personnelle est une bonne chose ; un moyen préférable encore et beaucoup plus sûr pour que nos biens soient gérés à notre gré, c'est de ne les confier à quiconque et de les administrer nous-mêmes. De la sorte on sait ce qu'on fait et ce qu'on entend faire ; nul mieux que nous ne s'acquittera de la tâche que nous rêvons.

Les hommes les plus heureux et les mieux servis sont ceux qui se passent de domestiques. Le moyen, il est vrai, n'est pas apprécié de tout le monde.

Alphonse Karr avait un serviteur nègre qui ne lui donnait pas entière satisfaction et se plaignait que la maison fût « trop lourde ». Chaque fois qu'un ordre lui était envoyé, une commission prescrite, il grognait, geignait, jérémiadait. Impatienté, l'auteur des Guêpes lui dit un jour par sarcasme : « Si tu ne peux faire ton service seul, prends un domestique ! »

À quelques jours de là, le nègre se plante devant son maître, épanouissant largement ses dents blanches dans un rictus formidable. « Eh bien ! qu'y a-t-il ? — Il y a que j'ai trouvé mon affaire. — Quelle affaire ? — Mon domestique ! » Alphonse Karr rit jaune, il était pris, mais comptait se rattraper avec un service supérieurement soigné. Erreur ! Le noir ne faisait plus rien du tout ; il commandait au blanc jusqu'au nettoyage de ses propres chassures, à lui nègre.

Le blanc finit par se lasser de cette domesticité à rebours et ne fit plus rien à son tour ; le noir le gourmandait, l'injuriait et n'obtenait rien, moins que rien ; il finit par le congédier.

Le lendemain, Alphonse Karr, ayant une lettre pressée à porter, dit à son nègre : « Tiens, donne vite cela à ton domestique et il se dépêche ! — Je porterai moi-même cette lettre. — Et pourquoi ? — Parce que je l'ai chassé ! — L'as-tu remplacé au moins ? — Ah ! Monsieur, il n'y a pas de danger ! j'aime mieux faire mon service seul. Croyez-moi : on n'est jamais si bien servi que par même. »


1 [GGJ] Le texte de Benjamin Franklin se trouve dans The way to wealth : « If you would have your business done, go ; if not, send. And again. //He that by the plough would thrive,//Himself must either hold or drive. »
2 La Fontaine, L'Alouette et ses petits avec le Maître d'un champ, livre IV, fable 22.
3 La Fontaine, L'oeil du Maître, livre IV, fable 21.


Émile Genest, Miettes du passé, Collection Hetzel, 1913. Voir la note du transcripteur.