Comprendre est le commencement d'approuver.
Spinoza, Tractatus theologico-politicus, 1677


À la lecture de ces deux billets d'André Cotte [1] [2], je me suis demandé qu'elles étaient donc les difficultés à surmonter pour que Gnu/Linux devienne le système d'exploitation de la majorité.

Tous les cas sont uniques, évidemment, mais mon cheminement peut sans doute fournir quelques éléments de réponse.

Première approche

J'ai commencé à jeter un oeil sur Linux en 2001. J'ai créé une partition qui accueillait, à l'époque, Mandrake 8.0. Mais, voyez-vous, je n'avais aucune connaissance en réseautique. Bon, avec Easyphp, j'avais un serveur Apache et je pouvais programmer mes sites en Php, mais pour le reste (donner des droits, gérer des utilisateurs, installer une imprimante en réseau, etc.), j'étais absolument nul. Conséquence : j'étais tout le temps dans mon Windows et la partition Linux était tout à fait inutile. Parallèlement, cette année-là, j'ai beaucoup lu sur le logiciel libre. Émergea alors en moi cette conviction selon laquelle, pour garder une cohérence avec mes valeurs éducatives, je devais passer à un système d'exploitation libre.

La force de la philosophie

En mars 2002, en démarrant l'ordinateur, j'ai choisi la partition Linux, et... mon apprentissage (douloureux, il est vrai, mais ô combien stimulant) débuta. Comme j'animais un mois plus tard un atelier à l'Aquops, je me devais d'être prêt à être, comme développeur d'une petite application web, tout à fait à l'aise devant l'auditoire. Cet apprentissage fut douloureux, car je n'avais pas mon éditeur favori (EditPlus - sous Wine, il plantait régulièrement), j'avais de la misère à comprendre comment Apache, Php et Mysql se mariaient (sous Easyphp, tout se fait... tout seul), l'aspect où on doit donner des droits aux répertoires et aux fichiers me surprenait, etc.

Des copains m'ont bien aidé (merci aux Pierre, merci à Benoît), mais ces aimables personnes n'étaient pas toujours à côté de moi. Heureusement, j'ai la chance d'être autodidacte. J'ai donc acheté chez Micro Application, le sublissime manuel Mandrake 8, qu'encore aujourd'hui il m'arrive d'y jeter un oeil, et je suis passé au travers. Laborieusement, les pièces d'un énorme casse-tête se mettaient en place.

Après un mois d'intenses apprentissages, on ne peut pas dire que j'étais à l'aise et que je me sentais en sécurité, mais j'étais assez bien pour faire ma présentation sans avoir peur que tout me saute en pleine figure.

Le monde de Linux, c'est d'abord un énorme vocabulaire et une nomenclature à s'approprier. Par exemple, lorsqu'on voit un bidule du genre : j2re-1_4_2_03-linux-i586-rpm.bin pour installer java, on est bien dépourvu...

Mais Linux, c'est aussi comprendre que sa machine est un serveur. Or gérer un serveur ne peut se faire sans un minimum de connaissances... donc, un minimum d'apprentissage. Cette dernière assertion était vraie en 2002, elle l'est toujours aujourd'hui et, à mon avis, elle le sera demain.

Linux en 2006

Qu'en est-il en 2006? Si j'offrais un ordinateur à un ami néophyte, je n'hésiterais pas un instant à lui installer une Mandriva ou une Ubuntu. Évidemment, un petit cours de trois heures viendrait avec mon cadeau. Il est en effet nécessaire de comprendre comment lancer un logiciel, comment installer un logiciel (avec Synaptic, ce n'est tout de même pas complexe), comment personnaliser ses espaces de travail, etc. Cela fait, il me semble, que mon ami n'aurait pas plus de problèmes avec son ordinateur que s'il était sous Windows ou Mac. Selon moi, Linux est tout à fait prêt pour les postes personnels si le poste est déjà installé avec les préférences de l'utilisateur.

Mais encore

Que faut-il donc de plus pour que plus de gens l'adoptent? Car même en supposant les difficultés reliées aux pilotes propriétaires réglées, rien ne garantit que Linux percera dans les familles. Pourquoi? Parce que Linux, c'est aussi un choix philosophique. Pour encore bien des gens, la distinction logiciels propriétaires/logiciels libres est abstraite. Windows est installé sur leur machine; ils ont installé la suite Office grâce au CD d' un ami, ou simplement emprunté au travail, ils jouent avec des codes crack trouvés sur le web, etc. Et, il faut bien le dire, ces utilisateurs se contrefichent des licences. J'entends régulièrement des énoncés du genre « Bof! Microsoft est riche, ma copie ne change absolument rien à leur vie », « Tout le monde copie, pourquoi pas moi? », etc. Il est dans les moeurs d'un utilisateur normal d'avoir une moralité plutôt large face à la copie de logiciels.

Deux problèmes

Premier problème à régler : l'éducation des utilisateurs. Cela doit commencer à l'école. Les enseignants doivent absolument avoir conscience que les choix technologiques de leur institution ne sont pas neutres. Ils doivent fournir des explications au regard de ces choix dans leur projet éducatif ou leur plan de réussite. Ainsi, on rendra les utilisateurs conscients de leurs choix, et on cessera de se cacher la tête dans le sable pour ne pas voir les entorses à nos lois. Si vous êtes parent, pourquoi ne pas exiger des précisions à cet effet à l'enseignant de votre enfant, à la direction de l'école, au conseil d'établissement, aux commissaires?

Le deuxième problème à l'implantation de Linux est pédagogique. Il y a encore trop peu de personnes capables de vulgariser l'approche Linux et capables d'expliquer en termes simples comment gérer un serveur. Il ne s'agit pas ici de faire de l'utilisateur un gestionnaire de réseau, mais bien d'en faire une personne qui contrôle minimalement sa machine. C'est sur ce dernier point, je crois, que plusieurs accrochent : une certaine tendance est de voir un ordinateur personnel comme prêt à fonctionner tout seul, ce qu'en anglais on appelle idiot proof. Je ne suis pas de cet avis, et, d'ailleurs, c'est un peu pour cela que j'ai de misère à entrer sur un Windows maintenant : j'ai l'impression de ne rien contrôler, et c'est très frustrant. Un ordinateur, c'est plus qu'une fourchette, un téléphone, une voiture, ou un four micro-ondes : l'ordinateur est un objet qui peut (doit?) vous ressembler. Ne riez pas, je suis sérieux! Comme l'a dit Kay, votre ordinateur doit permettre une amplification de vos idées. C'est d'ailleurs ce point qui me frustre un peu dans les écoles : les ordinateurs publics n'ont pas d'âme, et je n'y trouve absolument aucun intérêt. Que voulez-vous? je préfère ma propre bouffe à celle de la cafétéria... Donc, pour que Linux perce au niveau personnel, on devra faire passer cette idée majeure : vous êtes maître de la machine, et non l'inverse. Et pour ce faire, il faut commencer à l'école où chaque enfant devrait avoir son propre accès à son univers Linux. Une fois qu'il y aura goûté, je doute qu'il veuille revenir à l'esclave (en fait, on pourrait parler d'endormitoire intellectuelle) proposé par Windows!

Et alors?

Vouloir solutionner le problème de l'implantation familiale de Linux via la philosophie ou l'éducation peut sans doute, pour certains, paraître simpliste, pour d'autres idéaliste... Quant à moi, c'est seulement par ces deux portes qu'on pourra entamer un changement éthique et écologique face à notre consommation informatique.