Je n'ai pas de talents particuliers. Je suis juste passionnément curieux.
A. Einstein dans une lettre à Carl Seelig en 1952.
Pensées intimes, éd. du Rocher, p.43.


Marie : On devrait interdire le mot talent dans les écoles.

Moi : Pourquoi ?

Marie : Parce que cela n'aide personne. C'est même nuisible de penser en termes de talent.

Moi : Explique !

Marie : Quand tu as du talent, tu n'as aucun mérite car, justement, tu es talentueux. Même si tu étudies, fais des efforts, etc., on ne te reconnaîtra aucun mérite pour ton travail car ... tu as du talent. Et si tu en es démuni, pauvre de toi, c'est pas de ta faute si tu ne réussis pas aussi bien que les autres car tu n'es pas talentueux. Ce qui signifie que, probablement, tu n'es pas à ta place.

Moi : Donc, le terme talent déresponsabilise.

Marie : C'est platonicien : le talent, c'est inné. Tu en as ou tu n'en as pas. Cela catégorise l'individu.

Et de continuer :

Marie : Mais il y a aussi la vision judéo-chrétienne des choses.

Moi : C'est-à-dire ?

Marie : Tu te rappelles la parabole des talents ?

Moi : Pas vraiment.

Marie : Je te la résume. Un maître donne des talents (c'est de l'argent) à des serviteurs. À l'un, il donne 10 talents, à un autre 5 et au dernier 1 talent. (Je ne suis plus certaine du nombre!). Il part en voyage. En investissant, ceux qui ont reçu 10 et 5 talents doublent leurs talents. L'autre va l'enterrer pour le mettre en sécurité. En revenant de son périple, les deux premiers sont fiers d'annoncer qu'ils ont fait des talents à partir des talents. Mais le maître tombe sur le dos du troisième en le traitant d'incapable...

Moi : Morale : toujours faire fructifier ses talents... N'est-ce pas ce qu'on cherche en éducation? Ne veut-on pas que les élèves atteignent le maximum de leurs capacités ?

Marie : Bien sûr. Mais pas au prix de la culpabilité. En pensant talent, si un élève ne réussit pas, on a juste à lui dire de faire plus d'efforts. Et à celui qui réussit, on lui dit qu'il peut faire mieux, avec des efforts supplémentaires. Mais sur le comment, rien n'est dit. Note que la parabole est absolument silencieuse à propos du comment les serviteurs ont investi. Et on ne sait pas du tout ce que le maître aurait pensé s'ils avaient fait de mauvais placements ! Le fond est toujours platonicien, sauf que le talent n'est pas inné ici, mais bien donné par Dieu, ce qui revient au même.

Moi : Et l'apprentissage dans tout ça ?

Marie : Faire fructifier ses talents = travailler à la sueur de son front et enfanter dans la douleur après avoir goûté au fruit de la connaissance du bien et du mal. Le hic c'est qu'il ne suffit pas de courir en rond en arrosant ses talents de sa sueur. Si on croit ça, on dira à l'élève, ce faible pêcheur présumé coupable de paresse : «Allez, étudie plus, lis plus, écris plus!», toutes des consignes vagues, des moyens qui n'ont jamais rien donné pour qui ne sait comment s'y prendre ou pour celui qui ne sait qu'il lui manque un outil ; encore faut-il apprendre comment s'y prendre pour étudier, comprendre ce qui lui manque et connaître des ressources pertinentes dans la situation d'apprentissage donnée. Si l'enseignant croit aux talents qui se développent naturellement avec seulement de l'effort, il aura tendance à se dégager de l'acte pédagogique : «j'enseigne à trente élèves. C'est à eux de faire des efforts. Et ces efforts les amèneront là où ils peuvent aller : le reste ne m'appartient pas.»

Moi : Mouais...

Marie : Nous ne sommes pas encore dans le paradigme des Lumières. Liberté : tu es libre d'apprendre ou pas. Égalité : la notion de talents supprime l'égalité. Fraternité : tu peux apprendre avec les autres et des autres. Nous avons encore un pied dans le moyen âge mon chéri. Qu'en penses-tu?

Moi : Ce que j'en pense ? Que tu as toujours raison, ma chérie !