Le livre date du début des années 60. C'est une espèce d'allégorie où la découverte du feu représente l'énergie atomique. Mais aussi, comme il est bien dit ici, « ce livre aborde des questions éthiques, sociales, économiques voir philosophiques (etc.) et montre du doigt ce qui pose problème encore aujourd'hui. »

Voici la transcription de trois pages (156 et suivantes) qui m'ont bien fait rire. Je n'ai pu m'empêcher de faire un léger parallèle entre les tenants du logiciel propriétaire et les tenants du libre. Cette courte lecture vous donnera peut-être le goût de lire ce petit roman de 180 pages au complet. C'est chez Pocket, pas cher, pas cher...

- Est-ce que j'ai bien compris, papa? Est-ce que tu te proposes vraiment de divulguer ta fo­mule d'allume-feu à n'importe quel Pierre, Paul ou Jacques en Afrique?
Père leva les sourcils.
- Bien entendu. Où veux-tu en venir?
Je fis une pause avant de répondre. Puis, les lèvres serrées, je dis avec le plus grand calme.
- Simplement à ceci : que je m'oppose absolument à toute divulgation de secrets intéressant notre sécurité, au profit d'une horde étrangère.
Mes paroles furent suivies d'un profond silence : Père regarda l'un après l'autre les visages surpris et attentifs, et dit lentement
- Ah oui? Et pour quelle raison?
- Pour différentes raisons, dis-je. Je les sou­mets aux réflexions de tous. Primo, parce que ce secret est le nôtre, que c'est à nous de décider si nous voulons nous en défaire. J'étais trop jeune alors, sinon je ne t'aurais jamais laissé dilapider un monopole de fait en allant dire aux gens comment se procurer du feu sauvage sur les volcans; mainte­nant, si l'on en juge par les volutes de fumée qui se lèvent un peu partout dans le pays, presque tout le monde en a, y compris mes charmants beaux-­parents. Et nous, qu'y avons-nous gagné? Pas même le cuissot d'un cheval.
- Pouvais-je le refuser à tous ces pauvres gens? dit père.
- Tu pouvais, dis-je, le leur vendre, en auto­riser l'usage sous licence; mais tu l'as tout simplement bradé, gaspillé pour rien, pas même des clopinettes. Cela ne se reproduira pas, voilà ce que je dis.
- Tu voudrais, si je comprends bien, dit père, que je leur fasse payer des leçons particulières? Six zèbres et trois bisons pour le maniement de la latérite, autant pour le combustible, autant pour le soufflage du feu dormant en feu flambant? Voilà ce que tu as en tête?
- Et pourquoi pas? Cela n'aurait rien d'immoral. Mais ce serait encore beaucoup trop bon mar­ché, à ce prix-là. Mon intention pour le moment, c'est que la horde garde pour elle le feu artificiel. Quelques vingtaines de zèbres ne nous revau­draient pas cet avantage. Les autres hordes devront admettre que nous sommes, tu l'as dit, la puissance dominante. Il faut, si elles veulent mettre un feu en route, qu'elles soient obligées d'en passer par nous et par nos conditions.
- Plus un mot! cria père, rouge d'indignation. L'inventeur, c'est moi. L'invention m'appartient et j'en ferai ce que je voudrai.
- Mais toi, répliquai-je, tu appartiens à la horde et tu devras faire ce qu'elle veut. Tu n'es pas seul en jeu. Moi je pense aux enfants. A leur carrière future, et non à des rêves romanesques. Et je déclare que, pour des utopies, tu ne gâcheras pas les chances de nos fils de s'établir comme des pyrotechniciens professionnels. Je ne dis rien, Oswald, contre la chasse et le métier des armes. Je dis seulement que l'on peut désormais penser à d'autres professions, par exemple pour ceux de nos garçons qui manqueraient de jambes ou de souffle.
- Ce n'est pas bête du tout, dit Oswald. Pour­quoi ferions-nous bénévolement cadeau de nos idées, gratuitement et à l'oeil, à tous ces salopards?
- Pour le bien de la subhumanité, dit père. Pour le salut de l'espèce. Pour l'accroissement des forces évolutionnaires. Pour...
- Des mots, des mots, des mots! lançai-je bru­talement.
- Ernest! gronda mère. Qu'est-ce qui te prend de parler à ton père sur ce ton?
- Je lui parlerai comme un fils doit parler à son père quand il se conduira comme un père doit se conduire avec ses enfants, mère, dis-je en me contenant.
- Ton père a toujours été un jeune homme très idéaliste, dit mère, mais c'était déjà comme pour l'excuser.
- Je suis un homme de science, dit père d'une voix calme. Je considère que les résultats de la recherche individuelle sont la propriété de ta sub­humanité dans son ensemble, et qu'ils doivent être mis à la disposition de tous ceux qui... eh bien... explorent où que ce soit les phénomènes de la nature. De cette façon le travail de chacun profite à tous, et c'est pour toute l'espèce que s'amassent nos connaissances.
- Père a raison, dit Tobie, et il fut remercié d'un regard.
- Très bien, affectai-je d'admettre. J'admire ce principe, père, très sincèrement. Mais permets-moi, à ce sujet, de faire deux observations. La première, c'est celle-ci : quelle aide avons-nous reçue, nous, de la part des autres chercheurs? Je suis moralement certain que, s'il s'en trouve quel­que part, ils restent les fesses serrées sur toute chose utile qu'ils ont pu découvrir. Comment leur faire lâcher prise, si nous ne nous réservons pas nous-mêmes une monnaie d'échange?
Quelques citations tirées au fil de ma lecture.