Le talent n'est qu'une aptitude qui se développe. On peut en acquérir deux ou trois fois plus qu'on en a. « J'apprends tous les jours à écrire », disait Buffon, qui ajoutait, d'ailleurs, ce mot si vrai : « Le génie n'est qu'une longue patience. »

Qui a travaillé plus sa forme que Boileau ? Et il n'était pas le seul à faire difficilement des vers faciles. La Fontaine n'a atteint le naturel qu'en refaisant près de dix fois la même fable. Taine, qui a feuilleté ses manuscrits à la Bibliothèque nationale, était épouvanté de les voir noircis de ratures. Voiture, Guez de Balzac et d'autres auteurs n'ont survécu que par leur profonde conscience de stylistes et leur continuelle soif de perfection. La Bruyère n'a publié qu'un livre qui est parfait. Pascal est le dernier mot de la netteté condensée, qu'on ne réalise que par le labeur. Montesquieu se raturait sans cesse. Chateaubriand nous apprend qu'il a refait jusqu'à dix fois la même page. Buffon recopia dix-huit fois ses Époques de la nature. Flaubert, on le sait, s'est tué à la peine. Pascal nous dit qu'il a refait jusqu'à quinze fois certaines Provinciales.

Si tous nos classiques avaient raconté leus procédés de composition, on verrait que Flaubert n'a pas été le seul à lutter contre les tortures de la phrase. Le style de la plupart des grands prosateurs sent le travail. Le travail est visible dans Boileau, Montesquieu, Buffon. Non seulement, je crois qu'il ne faut pas leur en faire un reproche, mais j'oserais dire que cette constante application, qui se manifeste à toutes leurs pages, ajoute un charme de plus à leur lecture, de même que la science d'orchestration augmente, pour les connaisseurs, l'attrait d'une audition musicale. Il n'y a guère que La Fontaine qui échappe à cette loi et chez qui le travail ne se sente pas. Or, c'est précisément celui qui a le plus travaillé !

Le principe de l'effort au travail, du continuel raturage est donc indiscutable. Il faut l'adopter a priori, aveuglément.

Antoine Albalat, L'art d'écrire, Armand Collin, p. 175